Le Défi Michée est une campagne internationale créée à l’initiative de l’Alliance Evangélique Mondiale et du Réseau Michée, plate-forme regroupant environ 250 ONG évangéliques. Il appelle particulièrement les chrétiens évangéliques à se mobiliser contre la pauvreté, en signant l’appel Michée. Il s’agit de rappeler aux dirigeants de notre planète les engagements qu’ils ont pris de réduire, d’ici à 2015, la pauvreté de moitié.
L’observateur attentif, pour peu qu’il soit historien, remarquera que, dès l’origine, le christianisme a développé ce que nous appellerons une action sociale et invité tout un chacun (y compris les dirigeants) à agir pour le bien. Il ne lui échappera pas que les réveils ont toujours comporté une dimension sociale. On pense à Finney et à ses convertis qui lancèrent plusieurs réformes sociales (notamment la lutte contre l’esclavage). On peut évoquer aussi John Bost, le fondateur des asiles du même nom ou Wesley, tout autant prédicateur de l’Evangile que prophète de la justice sociale. Ou bien encore Henri Dunant, le fondateur de La Croix-Rouge, ou la multitude de ces missionnaires qui ne se contentèrent pas d’annoncer le Salut en Jésus- Christ, mais travaillèrent à améliorer les conditions de vie des peuples vers lesquels ils étaient envoyés.
Le missiologue, R. Pierce Beaver, écrit : « on peut remonter le cours de l’Histoire jusqu’aux apôtres pour se rendre compte que l’action sociale a toujours accompagné l’effort missionnaire… Tout au long du XIXe siècle, ils travaillèrent à l’implantation d’écoles… et d’industries locales… Ils s’opposèrent au commerce des esclaves… Ils combattirent avec acharnement pour les droits de l’homme en Chine… Ils s’opposèrent à l’esclavage social et économique des démunis et des parias dû au système des castes, en Inde ».
Ce même observateur ne manquera pas de remarquer que les évangéliques ont baissé la garde au XXe siècle, et abandonné ce bel élan. Il semble bien que nous en payions encore le prix puisque nous nous interrogeons sur le bien fondé d’une démarche comme celle du « Défi Michée ». Je vous propose, dans un premier temps, de mettre en évidence les bonnes raisons qui peuvent être avancées pour se soustraire à une quelconque responsabilité de type social ou politique. Ce sont celles qui ont été avancées au XXe siècle.
Ensuite, nous rappellerons quelques étapes décisives qui ont amené les chrétiens évangéliques à reconsidérer leur positionnement, leur présence au monde. Enfin, nous soulignerons les fondements bibliques sur lesquels il nous est possible de nous appuyer pour justifier un engagement de ce type.
Au fil de l’Histoire, les chrétiens évangéliques ont été confrontés à différentes versions du christianisme. La plupart du temps, leur énergie a été entièrement absorbée à défendre leurs propres points de vue et à combattre les thèses adverses. Comme souvent, on se définit en s’opposant. Même si le combat est légitime, la façon de l’aborder peut, quelquefois, créer un certain déséquilibre. Les quatre points suivants ont souvent amené les chrétiens, pourtant soucieux de fidélité, à négliger tel ou tel aspect du message de l’Evangile.
1) La lutte contre le libéralisme théologique et la nécessité de défendre un christianisme biblique et historique, faisant porter tous ses efforts sur les points essentiels de la doctrine.
2) L’opposition à l’Evangile social, qui s’oppose à l’Evangile du Salut. Ses propagateurs affirment qu’il ne faut pas « conduire des individus au ciel, mais… transformer la vie sur terre pour qu’il y règne l’atmosphère céleste ». Ils identifient le Royaume de Dieu à « la reconstruction de la société sur des fondements chrétiens ».
3) Le pessimisme lié aux circonstances dramatiques, guerres et autres. Ces événements tragiques tendent à montrer qu’il est décidément impossible de réformer l’homme et la société, tellement l’être humain est dépravé.
4) Une vision pré millénariste de l’Histoire. Le monde court à sa perte et seule la seconde venue du Seigneur changera quelque chose : à quoi bon tenter quoi que ce soit puisque tout est appelé à disparaître ?
Dans les années 60, la société entra dans une période de profondes mutations. Contestation de l’autorité, rejet du matérialisme, dénonciation de l’hypocrisie du monde des adultes, recherche d’authenticité, revendication de sa liberté, prise de conscience de plus en plus de la globalité (le monde est un village). Cette remise en cause touche aussi l’Eglise et amène plusieurs à se questionner sur la place des chrétiens dans le monde.
1) La Déclaration de Wheaton, en 1966, souligne « la priorité de la prédication de l’Evangile à toute créature et le témoignage chrétien associé à l’action sociale évangélique ». Les participants de ce congrès missionnaire appellent les évangéliques à « prendre ouvertement et fermement position pour l’égalité sociale, la liberté et toutes les formes de justice sociale de part le monde entier ».
2) Le Congrès international pour l’évangélisation mondiale à Lausanne en 1974 souligne que « l’évangélisation et l’engagement sociopolitique font tous deux partie de notre devoir chrétien » tout en affirmant que l’ « Eglise doit accorder la priorité à l’évangélisation ».
3) La Consultation sur le rapport entre l’évangélisation et la responsabilité sociale, organisée à Grand Rapids en juin 1982, sous les auspices du Comité de Lausanne et de l’Alliance Evangélique, amène le mouvement évangélique à préciser sa compréhension de la place du chrétien dans le monde. « l’Evangile est la source dont découlent l’évangélisation et la responsabilité sociale ». L’engagement social du chrétien est à la fois une conséquence et une préparation de l’évangélisation ; tous deux doivent aller de pair.
4) La déclaration de Quérétaro
Mondialisation et Pauvreté 2003
185 dirigeants d’ONG chrétiennes, membres du Réseau Michée, originaires d’une cinquantaine de pays, se sont retrouvés au Mexique pour réfléchir à la question de la mondialisation et de la pauvreté.
Dans la déclaration finale, ils affirment qu’ « en tant que disciples de Christ, nous devons remettre en cause ce qui est au coeur de la mondialisation économique contemporaine, à savoir l’idolâtrie de Mammon. La résistance aux pressions de la société de consommation une société construite sur de fausses suppositions et des valeurs biaisées – n’est pas facultative. Les problèmes que pose le capitalisme global ne sont pas simplement, et même d’abord, économiques ou techniques mais moraux et spirituels ». Ils invitent les Eglises à « manifester leur préoccupation pour la justice et une gestion responsable des ressources ». La déclaration manifeste la conviction des participants d’être « appelés à la tâche prophétique d’insister pour que les dirigeants du monde remplissent le mandat que Dieu leur a donné de se soucier des pauvres ».
Ces rapports et déclarations témoignent d’une prise de conscience et d’un souci de cohérence. Leur lecture n’est pas sans soulever quelques questions qui tournent autour de la notion même de politique et du rôle que l’on entend faire jouer à l’Eglise en la matière. Cela conduit à préciser les points suivants :
1) L’Eglise ne doit pas négliger, ou oublier même, sa mission première, à savoir l’invitation lancée à chaque individu d’être réconcilié avec Dieu en vue de sa rédemption personnelle.
2) La couleur politique de l’Eglise peut, quelquefois, n’être qu’un écho de l’ « idéalisme moral et politique de la culture environnante ». Si le discours de l’Eglise n’est qu’une déclinaison religieuse des idées du monde, à quoi cela rime-t-il ? (thermomètre ou thermostat).
3) L ‘Eglise, en tant que telle, est-elle vraiment compétente ?
4) On ne doit pas mésestimer la réalité du péché, la corruption et la dépravation de l’homme.
Les chrétiens sont dans le monde mais ne sont pas du monde. Quel rapport entretiennent-ils avec le siècle dans lequel ils vivent ?
Comment leur présence se manifeste- t-elle ? L’Eglise, en tant que Corps de Christ, a-t-elle un rôle et un message spécifiques ? Sa mission est-elle de changer le monde ou, alors, d’inviter tout un chacun à changer de monde ?
Le Royaume de Dieu est-il à venir ? Est-il à construire ? Appartient-il à l’aujourd’hui ou n’est-il que du registre de l’espérance ?
Le chrétien doit-il s’engager dans le monde et dans la vie sociale ou, au contraire, s’isoler ?
Pour justifier notre réponse positive, il nous faut revenir sur cinq points essentiels de la doctrine chrétienne :
1) Dieu
Dieu est le Créateur de toutes choses (Genèse). Tout lui appartient, rien n’est à rejeter de ce qu’il a créé. Il s’intéresse à la totalité de sa création et, si on lit bien l’Ancien et le Nouveau Testament, il condamne une religion qui se limite à des activités cultuelles dissociées de la vie réelle, du service motivé par l’amour et de l’obéissance morale du coeur. La véritable religion, c’est visiter les orphelins et les veuves… Jacques 1.27 Dieu règne sur les nations. Deutéronome 10.14 affirme qu’il règne sur toutes choses, il est le roi universel. Selon Daniel 4.32, Dieu agit comme il lui plaît avec les habitants de la terre. Il se soucie de l’ensemble de l’humanité (Jonas) et Amos témoigne du souci que Dieu a que la justice soit présente au sein de toutes les nations. Les reproches faits aux nations païennes portent justement sur leur cruauté, etc. Nahum rappelle que Dieu veut que la justice règne dans toutes les nations et toutes les communautés humaines. La loi morale est inscrite dans le coeur humain (Romains 2.14-15) et doit être respectée par tous. L’intérêt de Dieu pour l’ensemble de l’humanité et non un groupe particulier, est sans doute le mieux exprimé par Jean 3.16 qui souligne que Dieu a donné son Fils unique parce qu’il aime le monde.
2) L’homme
L’être humain est créé à l’image de Dieu, il a des qualités qui le distinguent des animaux et sa valeur intrinsèque réside dans ce statut spécial. Cette simple affirmation justifie notre attitude par rapport à l’être humain. Je note que Jésus lui-même, en mettant côte à côte l’amour pour Dieu et l’amour pour le prochain, place très haut notre niveau de responsabilité. L’homme est présenté comme gérant de la création (Genèse) et la question de Caïn « suis-je le gardien de mon frère ? » appelle une réponse positive qui souligne, dès le départ, la responsabilité de chaque être humain vis-à-vis de l’autre.
3) Jésus-Christ
Il nous faut réfléchir aux conséquences de l’incarnation. Si Dieu s’est fait homme pour s’approcher de lui, qu’est-ce que cela veut dire pour moi en ce qui concerne mon rapport à l’autre ? En tant que disciple de Jésus, comment vais-je, moi aussi, aller jusqu’au plus profond de la misère de mon frère dans l’humanité ? Et que faire de ces textes des Evangiles où Jésus est ému de compassion ?
4) Le Salut
Le Salut est plus qu’un passeport pour le ciel, qu’une auto-réformation de la personne. C’est une transformation qui commence dès notre oui au Seigneur pour ne s’achever qu’à son retour. Tous les aspects de l’existence sont concernés. Nous sommes invités à marcher en nouveauté de vie, de progrès en progrès. Si Jésus Sauveur est le Seigneur, ses principes d’amour, de justice, d’honnêteté, de liberté, d’affranchissement par rapport au mal, aux puissances de l’argent, tout cela doit se voir dans notre vie. Si notre foi est sans oeuvre, elle est morte (Jacques). Nous sommes sauvés pour pratiquer de bonnes oeuvres (Ephésiens 2.10, Tite 2.14). Elles manifestent l’amour de Dieu et sont belles et utiles aux hommes (Tite 3.8) parce qu’elles peuvent aussi les conduire à le glorifier (1 Pierre 2.12). Sans s’y attarder, il vaut la peine de souligner que la justice pour Jésus ne signifie pas uniquement être dans une relation juste avec Dieu par la foi : cela veut aussi dire, vivre une relation juste avec Dieu par l’obéissance et avoir des relations justes avec les autres. L’homme juste, c’est celui qui vit en accord avec la loi de Dieu. Déjà le Deutéronome (6.20-26) stipule qu’obéir à la loi, c’est cela être juste.
5) L’Eglise
C’est la seule société organisée qui existe pour le bénéfice de ceux qui n’en sont pas membres. Distincte du monde, elle est composée pourtant de personnes qui sont invitées à être Sel de la terre et Lumière du monde. Derrière ces deux métaphores, s’expriment l’engagement et l’implication que l’on attend des chrétiens. Par ailleurs, le psaume 15 répond à la question de qui peut venir adorer Dieu ? La réponse est claire : celui qui marche dans l’intégrité, qui pratique la justice, qui dit la vérité dans son coeur, qui ne calomnie pas, qui ne fait pas de mal à son prochain, qui tient ses promesses… Nous sommes invités à chercher le Royaume de Dieu et sa justice. Le Royaume de Dieu est de l’ordre du ‘déjà’ et du ‘pas encore’. L’Eglise devrait être un signe de cet « à – venir », manifestant par son style de vie quelque chose du Royaume qui vient. N’est-ce pas ainsi qu’il faut lire Actes 2 : la description de l’Eglise primitive, bâtie sur le fondement des apôtres, et développant une réelle solidarité et un partage concret entre tous ses membres ? En quelques décennies, nous avons pris la mesure de l’extrême fragilité du monde que nous habitons. Nous avons découvert que les autres humains et les autres peuples ne sont pas les seuls à être menacés par nos entreprises et nos projets. La planète elle-même est devenue vulnérable… du coup, c’est l’idée même que nous nous faisons de l’activité humaine qui s’en trouve changée (Guillebeaud Jean- Claude. La Force de conviction. Le Seuil 2005). En 1979, le philosophe Hans Jonas publie le Principe responsabilité (le CERF 1990, Flammarion – Champs – 1999). Il s’interroge sur l’idée que nous nous faisons de notre action sur le monde. Le plus urgent, selon lui, ne serait plus de le transformer mais de le protéger. Il propose de prendre du recul par rapport au projet occidental et invite à reconsidérer l’idée que l’on se fait du bien comme projet philosophique et collectif. Ces deux citations disent un peu du désarroi dans lequel le monde où nous vivons se trouve. Bien sûr, que nous attendons de nouveaux cieux et une nouvelle terre où la justice habitera ! Bien sûr, que nous savons que rien ne peut vraiment changer si le coeur de l’homme n’est pas changé ! Bien sûr, que nous savons que le monde privilégie le plus fort au détriment du plus faible, la rentabilité et le profit au détriment du bien être de l’homme ! Nous n’avons pas le pouvoir, mais nous pouvons avoir de l’influence. Nous n’avons pas forcément les solutions à tous les problèmes, mais nous avons une petite idée de ce qui est bien et mal, de ce qui est juste et injuste. Témoigner de Jésus-Christ, c’est aussi cela ! C’est inviter chacun à lever les yeux, à regarder au Créateur, à se situer dans une juste relation avec lui, à accepter de prendre sa place de créature et à aimer la dépendance dans laquelle il nous place. Le Défi Michée, outre le plaidoyer en faveur des plus pauvres, constitue une formidable occasion de reconsidérer notre propre positionnement vis-à-vis de notre Créateur et vis-à-vis de nos frères.
STÉPHANE LAUZET
SECRÉTAIRE
GÉNÉRAL ALLIANCE EVANGÉLIQUE FRANÇAISE
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